Éric Dubuc, Autoportrait de profil, 1986
Texte de Chirine Hammouch, critique d’art
Par cet autoportrait, Éric Dubuc s’inscrit dans une filiation avec les peintres qui l’ont précédé. Mais à l’inverse de la représentation usuelle, celle héritée des maîtres anciens de la Renaissance qui figure l’artiste un pinceau à la main, lui ne se tient pas à son chevalet, tout entier à l’œuvre en gestation. Il se place au centre de la composition, le visage et le corps de profil. Son regard se dérobe, porté vers le mur qui lui fait face. Dans le Portrait du Docteur Gachet (1890) de Van Gogh, Melencolia I (1514), gravure de Dürer et Mélancolie (1892), tableau de Munch, on retrouve le bas de la joue droite appuyé contre la paume de la main. Posture du mélancolique qui rappelle celle d’un personnage vêtu de rouge dans l’Autoportrait au bar (1985). Objet de préoccupations, la main gauche, posée à plat, apparaissait à l’artiste molle et inerte, “morte”. Il est surprenant en effet de voir les mains d’un peintre inactives. Mais avant d’être peintre, Dubuc était un jeune homme ordinaire, solitaire et contemplatif. Sa silhouette est ancrée dans un intérieur, le sien, son studio-atelier de la rue des Gobelins. Antre d’artiste fourmillant d’objets hétéroclites représentés avec force de détails tel qu’on le découvre dans deux dessins de 1986. Au pied de son bureau, on découvre, en partie, un portrait de sa mère. À l’extrémité gauche, une étrange créature. À ne pas faire attention à la bordure du cadre, on pourrait croire que cette figure au crâne dégarni mi-humaine, mi-monstrueuse, se situe “réellement” dans l’espace pictural. Mais il n’en est rien. Il s’agit d’un tableau représentant un mendiant croisé dans les rues de Katmandou, au Népal. Sa position, les jambes recroquevillées sous le menton, est un écho saisissant au motif du fœtus squelettique employé par Edvard Munch dans la lithographie La Madone (1895-1902).
Si le monde extérieur était pour Dubuc le support de réflexions, la fenêtre de son studio, donnant sur le château de la Reine Blanche, est fermée. Peut-être l’artiste souhaitait donner à voir ici sa propre intériorité. Dans les autoportraits dessinés, gravés et peints durant les années 1983-1986, il interroge continuellement les contours de son visage qui fixe le spectateur (ou sans doute lui-même), sa jeunesse, sa place dans le monde (au moyen d’une page de journal). L’Autoportrait au miroir, gouache sur papier de 1984, affirme son statut de peintre et revendique même une parenté avec Piero della Francesca, maître incontesté du quattrocento florentin. Dans une lettre datée du 17 août 1986, l’artiste explique : “[…] je me suis aperçu que l’autoportrait était nécessaire. J’insiste sur le fait que j’ai d’abord voulu représenter ce que je vois (mes limites) et qu’ensuite ma présence réelle dans le lieu m’a obligé à me placer dans le tableau”, avant de préciser : “comme si je représentais la boîte (chambre) dans laquelle je me trouve et après en avoir dessiné les murs et le plafond, j’arriverais au sol puis devant mes pieds, donc en face de moi”. Ces portraits constituent aujourd’hui le souvenir précieux de ce qu’il fut et de ce qu’il restera à jamais dans l’imaginaire collectif au moyen de ces toiles et de ces dessins, un jeune homme dans la fleur de l’âge et dont l’œuvre, portée sur ses pairs, a initié sa réflexion sur la condition humaine au travers de sa propre personne, de sa propre existence.
Éric Dubuc, Autoportrait au bar, 1985
Texte de Chirine Hammouch, critique d’art
C’est un café, un bistrot de quartier. Un lieu où s’amasse une foule de solitudes. Des âmes en proie à la mélancolie citadine s’adonnant à la gaieté triste de l’ivresse, qui se retrouvent là, réunies. L’artiste se situe au comptoir, élégamment vêtu, une cigarette tenue entre les doigts de sa main droite. Il semble prendre part, par son écoute attentive, à la discussion initiée entre une cliente et le gérant dont la bouche est ouverte, la main animée par la parole. À sa gauche, un jeune homme s’affaire, lave et essuit les verres de vin qui se sont entassés au fil des commandes. Il a le visage baissé, tout entier à sa tâche.
La composition tient en trois sections délimitées visuellement par des portions de mur. Trois espaces pensés comme trois temps narratifs. Quatre si l’on prend en compte le spectacle de la rue, le ballet des voitures dont on entend le bruit tonitruant des klaxons et dont on perçoit la lumière aveuglante des phares. Par le rebord du bar, une forte oblique, autour de laquelle se placent sept personnages, traverse la toile. Oblique dédoublée par la bordure du trottoir et qui crée un cadre dissonant.
Dans ce tableau de grand format, Éric Dubuc a voulu contenir un monde. Celui qu’il connaît, peuplé d’individus croisés au gré de rencontres hasardeuses. De celles qu’offre un bar. Mais à l’inverse de Nighthawks (1942), toile d’Edward Hopper qui dépeint le silence, la quiétude et l’immensité de la nuit, Éric Dubuc figure un microcosme composite et bruyant. On retrouve des personnages familiers de son répertoire iconographique : le punk à la crête orange qui s’adonne ici au plaisir capricieux du flipper et l’homme en costume à la physionomie reconnaissable par sa carrure robuste. Ce sont des corps, des visages qui s’entrecroisent. Dans les études préparatoires, on découvre les inspirations du peintre : Otto Dix, Max Beckmann et George Grosz, artistes sans doute admirés dans l’exposition “Les Réalismes : entre révolution et réaction, 1919-1939” présentée par le Centre Pompidou au début de l’année 1981. Héritier des préoccupations sociales de la Nouvelle Objectivité, Dubuc porte sur son époque un regard tout à la fois amusé et distancié. Dans ses croquis, l’expressivité des personnages est exacerbée, la véritable intention des gestes et des paroles silencieuses précisée, l’agacement de certains protagonistes mû en un franc énervement.
À la manière de Kafka qui, en de furtifs dessins, croquait les silhouettes rencontrées, Dubuc saisit dans un goût proche de la caricature les vices et les sournoiseries de ses pairs. Dans cette scène de bar, vue légèrement en plongée, les individus conversent ou s’emmurent un peu plus dans leur mutisme – dans le coin supérieur droit, une femme refuse de répondre aux sollicitations de son voisin de table en dépit de son insistance effrontée -. Attablé ainsi, la main droite sous le menton, le personnage féminin rappelle la mélancolie de La prune (1877) de Manet mais aussi le désœuvrement à venir de L’Absinthe (1875-1876) de Degas. Dans le tableau de Dubuc, l’horloge murale indique 19h50. C’est la fin du jour ou le début d’une insomnie à venir. Déjà, un homme, adossé à la devanture, vomit sa bile. Un autre, l’œil vitreux, entre à son tour. Tout se meurt et tout recommence.
Éric Dubuc, Le Métro, 1985
Texte de Chirine Hammouch, critique d’art
Comme d’autres avant lui – on pense à Édouard Vuillard (Le Métro, La Station Villiers, 1916), Jean Dubuffet (Métro, 1943) et Louis-Gilbert Keller (Procession, Intérieur d’une station de métro, 1961) -, Éric Dubuc s’intéresse au métropolitain, emblème de la modernité parisienne depuis sa création en 1898. Pour le peintre, il est un espace dans lequel interagit un essaim de visages anonymes. Un prétexte pour figurer un amas de corps à la fois mobiles et figés dans une position d’attente.
À y regarder de plus près, quelque chose suscite l’étonnement : la largeur de la rame de métro a été étendue pour y concentrer pas moins de trente-huit personnages. Les fenêtres remplacées par une baie vitrée ouverte sur le quai et par laquelle s’engouffrent une dizaine d’hommes et de femmes pressés. S’ils sont de tous âges (on retrouve au premier plan un homme sexagénaire mais aussi de jeunes trentenaires), ils appartiennent en revanche à une seule et même catégorie sociale : plusieurs sont apprêtés quand d’autres portent un attaché-case. La dissonance ironique, à la manière des Allemands Otto Dix (Le Marchand d’allumettes, 1920) et George Grosz (Scène de rue, 1925) dont on reconnaît l’intérêt pour la violence de la rue, surgit dans le coin supérieur droit par cet homme allongé, la gueule ouverte. Visage ensommeillé ou geignard, gagné par l’ivresse. C’est là, indéniablement, toute la force d’Éric Dubuc : illustrer la trivialité du banal pour en mesurer la puissance tragique.
Âpreté contrebalancée par l’esthétique naïve du Douanier Rousseau présente dans la rondeur des visages, la simplification des silhouettes, l’expressivité plate. Adultes et enfants se confondent au moyen d’une échelle des corps qui trouble tel que dans les tableaux L’enfant au rocher (1895) et Pour fêter le bébé ! (1903). La superposition des profils, dans une perspective joliment maladroite, évoque celle de la scène Les représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix (1907), un style dont les historiens de l’art ont loué l’”innocence archaïque”.
Dans un dessin réalisé à la plume et à l’encre de Chine, Rame de métro (1981), le cadrage est plus resserré, les visages fermés, les corps étouffent de se retrouver ainsi agglutinés. Pour Métropolitain, huile sur bois exécutée l’année suivante, c’est le couloir du métro, les volutes de la fumée d’une cigarette et un homme aspergeant un mur de son urine qui ont saisi le peintre. Les trois études réalisées pour l’ébauche du tableau démontrent que le dessin préfigure la peinture et affirment la primauté de la ligne sur la couleur. Ce n’est pas la matérialité de la touche, son empâtement, qui intéressent Dubuc mais la précision du tracé. L’artiste s’ancre, en cela, dans une approche indéniablement plus “classique” que celle de ses contemporains abstraits. Dans la première étude, celle à la mine de plomb, l’attention se concentre sur quelques assises de la rame mais, déjà, on y retrouve le punk à crête, l’homme noir à droite, la jeune femme à gauche. La composition est plus réaliste, la perspective parfaitement construite. Dans les deuxième et troisième croquis, on parvient à l’enchevêtrement des visages, l’entrecroisement des regards, les mines indifférentes et renfrognées. L’espace pictural a été sciemment élargi pour constituer une scène de théâtre sur laquelle chacun des protagonistes occupe un rôle bien défini, muet, pour donner à voir la diversité de la nature humaine. Peut-être, Dubuc pouvait-il faire sienne cette citation de Kafka :“La fréquentation des hommes induit à s’observer soi-même”, et alors nous aurions une clé de lecture possible de ses œuvres.
Éric Dubuc, Scène de garde à vue, 1986
Texte de Chirine Hammouch, critique d’art
Sur le sol en damier d’un poste de police, un corps gît, les bras étendus au-dessus du visage, lâches de douleur, la jambe gauche tirée par un gendarme. La chemise de l’homme à terre est ouverte sur un torse molesté, marqué de stigmates. Construite à la manière d’une scène de théâtre, la composition superpose trois regards sur une même réalité : celui du spectateur, celui des détenus et celui des bourreaux. Le temps d’une nuit, Éric Dubuc s’était retrouvé en prison pour avoir volé des pinceaux au BHV. Pour affirmer la véracité du moment vécu, il a annoté et signé le dessin dans le coin inférieur droit : “Garde à vue, quai des Orfèvres, le 10/6/1986, vers 2h”. Tout y est précisé : le contexte, le lieu, la date, l’heure.
L’artiste s’est figuré debout, la main gauche accrochée au grillage, le visage baissé, orienté vers celui de la victime. À l’inverse de ses co-détenus, Dubuc, lui, fait face au spectacle de la violence. Mais il n’est, malgré lui, qu’un témoin silencieux. Dans une lettre datée du 17 août 1986, il déclare : “[…] j’ai dessiné des événements observés à l’extérieur en particulier une scène de garde à vue à laquelle j’ai assisté dans la nuit du 6 juin. Le dessin dénonce une façon d’agir grotesque ; on y voit un gardien de la paix traînant un homme ivre par les pieds, vers la sortie où un car attendait de le transporter à l’hôpital”, avant de préciser : “J’aimerais faire référence (révérence) à La colonie pénitentiaire de Kafka où la machine objet définit les limites du corps du condamné en lui gravant dans la chaise des lignes, l’opposition devient terrible”. Dubuc se réfère sans équivoque à cette nouvelle parue en 1919, effroyable de cruauté, pour dénoncer le mal ordinaire, celui qui s’exerce dans le secret de lieux clos. L’homme à la casquette, situé à la droite du tortionnaire, convoque la figure de l’enquêteur pensé par l’écrivain. Mais si, dans le récit qu’en fait Kafka, il s’aventure à questionner les conditions de rétention, il semble ici arborer un sourire entendu, approbateur. Il n’y a, résolument, que les prisonniers pour éprouver de l’empathie pour cet autre qui leur ressemble. L’homme à droite, dont les jambes sont repliées sous lui, de même que l’homme à gauche, les siennes déployées sur le sol, font échos au mendiant qui figure au sein de l’Autoportrait de profil réalisé la même année. C’est une posture d’homme vulnérable qui supplie et attend la fin de la tourmente. Puisqu’aucune version peinte ne l’a succédé, le dessin semble avoir été réalisé pour sa valeur de mémoire. Il atteste, par son exécution, de l’authenticité des faits.
Les lignes de la composition sont droites et accentuent la rigidité de l’architecture carcérale. Le grillage est formé de parfaites obliques et verticales. Les courbes n’apparaissent que par la rondeur des dos ployés sous le poids de l’humiliation. Par la précision du tracé, des petites hachures pour représenter les ombres, le style peut s’apparenter à celui de l’illustration. Par son sujet, à la manière des peintres de la Nouvelle Objectivité qui documentèrent la débâcle de la Grande guerre et les meurtrissures des corps estropiés, Dubuc entend rendre compte d’une réalité. La sienne. Et dans ce Paris des années quatre-vingt, c’est le racisme qui le saisit. Pour un autoportrait réalisé à la mine de plomb en 1983, l’artiste se représente, les bras accoudés sur une page de journal ayant pour une “Moro : La perpétuité pour 32 brigadistes”. L’article est illustré d’une photographie glaçante : des hommes franchissant de leur bras les barreaux de leur cellule. Dubuc s’inscrit, indéniablement, dans le contexte des luttes sociales de la fin du XXe siècle en se voulant être le défenseur des destins individuels dont personne ne semble se soucier.
Éric Dubuc, L’arbre, 1986
Texte de Chirine Hammouch, critique d’art
Pour ce dessin à la plume et à l’encre de Chine, dernière œuvre réalisée avant sa mort le 10 septembre 1986, Éric Dubuc abandonne la figuration humaine au profit du paysage.
Au centre de la composition, un tronc, large et puissant, duquel sont nées des branches, lignes transversales qui s’étendent sur la surface du papier. Les branches sont entremêlées à celles d’un autre arbre figuré à droite et dont la structure n’a été qu’esquissée. Au travers du feuillage, que l’on imagine verdoyant, on aperçoit une portion du ciel. Blanc, vide de nuages. Le tracé est précis, le souci du détail fiévreux. Par la forme des deux rameaux de l’arbre, orientés vers des pôles opposés, difficile de ne pas voir une parenté avec Racines d’arbres, tableau de Van Gogh exécuté le 27 juillet 1890, quelques heures avant son suicide. Fragilisé par les crises de démence et son internement à l’asile psychiatrique Saint-Paul-de-Mausole, le peintre appréhendait son séjour à Auvers-sur-Oise comme moment possible de réparation. L’importante rétrospective, que consacra le musée d’Orsay aux derniers mois de l’artiste, précisait que la peinture lui permettait de s’ancrer dans le présent, de “s’enraciner”. En mars 1889, pris dans une émulation créatrice, celui-ci affirmait : “De temps en temps dans la vie on se sent épaté comme si on prenait racine dans le sol”, déclarant par la suite désespéré, deux semaines avant de se donner la mort : “Ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même”. La racine unit l’homme à la vie, à la terre féconde tout en évoquant l’origine de la souffrance.
Chez Éric Dubuc, il est peut-être autant question de racines que de feuilles. À l’enracinement, l’artiste ajoute l’idée d’élévation, portée par ce feuillage qui s’élance vers le ciel. La verticalité puissante des troncs conduit irrémédiablement l’attention vers le centre, puis vers le tiers supérieur de la composition. Dans une photographie, issue des archives familiales, on observe le peintre assis à même le sol, les jambes déployées dans l’herbe sèche. C’est son regard que l’on découvre. Une vue depuis le bord d’une route de Castelnau-Pégayrols, village d’Aveyron dans lequel se situe la demeure familiale. Dans un autre dessin, l’avant-dernier qu’il réalisera, on pense, devant les toitures en lauze, aux toits de chaume figurés par Van Gogh. Mais aussi au tableau Les Vaches, peint durant ce même été 1890, repris d’une étude du Flamand Jacob Jordaens dont le docteur Gachet, collectionneur et artiste amateur, avait réalisé une copie.
Ce dessin de Dubuc ponctue une production foisonnante bien que brève. Il dénote par son sujet, cet intérêt qu’on ne lui connaissait pas pour le paysage. Car il ne s’agit plus ici de scènes citadines dont il fut le témoin mais d’un cadre bucolique dénué de narration. La nature ne semble exister que pour la quiétude qu’elle lui inspire. Par cette œuvre, Éric Dubuc pose un dernier regard sur le monde. Ultime testament d’un peintre dont le désir était de s’inscrire dans la filiation des maîtres admirés tout au long de sa vie.
1 Emmanuel Cocquery, Nienke Bakker, Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois, 3 octobre 2023 – 4 février 2024, Paris, Musée d’Orsay.