Les êtres qui meurent jeunes
Texte de Bruno Edmond, écrivain
Les êtres qui meurent jeunes, pressentent-ils que leur vie sera brève ? Éric Dubuc est mort à 25 ans. En cette époque où telle une chose l’intimité est déballée, que tairons-nous, que dirons-nous de cette vie ?
Il y eut Paris où il naquit, vécut. Il y eut la petite enfance en Allemagne. Il y eut les deux langues, la double nationalité. Il y eut le tabac. Il y eut le jeu d’échec. Il y eut sa famille, dont les visages, reconnaissables ou masqués, de sa mère, sa sœur et son père, apparaissent fréquemment dans son œuvre. Il y eut une amitié avec deux personnes. Il y eut, un temps, lointains, aventureux, des voyages. Il y eut suite à ces voyages, la maladie, le paludisme. Il y eut, toujours, la lecture, les livres. Il y eut, le 10 septembre 1986, le suicide.
« Œuvre météore. » Ainsi, parfois, désigne-t-on l’œuvre de celles et de ceux ayant traversé la vie comme des flèches. Paradoxalement, dans le travail d’Éric Dubuc, existe une temporalité de la lenteur. On trouve, chez Samuel Beckett, cette possible définition de la création : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Ces mots correspondent-ils à la façon dont Éric Dubuc travaillait, ce temps, cette attention avec lesquels il a peint la plupart de ses tableaux ? Ces espaces temporels, cette minutie, expliquent-ils pourquoi, de l’esquisse au dessin le plus élaboré, le décompte ne s’élève qu’à quelques centaines de feuilles et, du premier au dernier, à quelques dizaines de tableaux ?
La peinture d’Éric Dubuc, plus que figurative, est réaliste. Plus exactement : gavée de réalités. A travers le temps elle semble un prolongement très personnel de ce que fut, en Allemagne, la Nouvelle Objectivité. À la surface de la toile, du bois, du papier, la précision, la technicité quasi chirurgicale de son trait sont humanisées par l’humour noir, le grotesque, le croquis, le graffiti. Dans les profondeurs de cette œuvre au scalpel où résonnent les échos de son temps et du nôtre, circulent une attention pour les êtres, une tendresse secrète.
En dehors des toutes premières peintures, trois périodes caractérisent son travail. La période des Accidents de voitures, celle du Métro et celle des Bars. On y voit la ville, des visages et des êtres. Des objets, des véhicules, des machines, des chiens idiots.
A ces trois périodes s’ajoute celle, constante, essentielle, des autoportraits. Son ultime tableau étant, L’Autoportrait de profil. Ses deux derniers dessins, comme séparés du reste : Des vaches ; Un arbre.
Qu’ajouter, que dire de plus sur cette œuvre rare, expression singulière d’une vie picturale et graphique se déployant sur huit années ? Juste ceci. Découvrir et, assis, debout ou couché : regarder.
Préface du livre « Éric Dubuc »
publié aux Éditions du Héron. Texte de Yves Kobry, critique d’art
Lorsqu’on me demanda d’écrire cette préface, j’ignorais tout de l’artiste : son nom, son œuvre et… sa fin tragique. J’ai donc découvert en vrac et sans aucun a priori une œuvre étonnement fournie pour une tranche de vie aussi brève, où se mêlaient dessins, esquisses préparatoires et peintures abouties, et j’ai été immédiatement frappé par la force d’expression, la maîtrise, l’authenticité qui en émanaient.
Aussi pour moi présenter Éric Dubuc n’est pas faire faire un travail de deuil ou de mémoire, mais révéler un jeune artiste de grand talent, d’une surprenante précocité, dont l’œuvre essentielle qui tient en quatre ans, s’interrompt brusquement au moment où elle trouve son originalité et atteint sa plénitude. La tentation est forte de regarder et d’interpréter une œuvre aussi brève, dense, poignante, à la lumière ou plutôt à l’ombre du suicide. Ce serait à la fois une facilité et une erreur, même si on ne peut s’empêcher d’être frappé par la gravité, la nostalgie, la mélancolie qui imprègnent les dessins et la peinture.
Il s’agit avant tout du parcours solitaire d’un jeune homme farouchement indépendant qui affirme très tôt sa personnalité, indifférent aux effets de mode, étranger au divertissement, à la fois réfléchi et hypersensible, renfermé et révolté, qui dompte ses émotions par une précision et une rigueur qui étonnent et parfois effrayent.
L’art expressif, froid et distant d’Éric Dubuc peut paraître décalé, sinon anachronique chez un jeune artiste des années 80. Pour le comprendre, il faut se rappeler sa double culture, peut-être sa double identité, qui, d’emblée, le place à distance.
Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère allemande, il passe les trois premières années de sa vie en Allemagne dont il apprend la langue qui sera donc à double titre sa langue maternelle. La famille revenue s’établir à Paris, Éric Dubuc reçoit une éducation française, mais le pôle germanique demeurera toujours présent, sinon prépondérant chez lui, à travers la littérature et la peinture qui façonneront son imaginaire et dont l’attraction sera peut-être d’autant plus forte que perçue de l’extérieur.
Toutefois il effectuera des séjours réguliers chez ses grands-parents à Mannheim où il découvrira dans les musées d’outre-Rhin les expressionnistes et les artistes de la Nouvelle Objectivité : Dix, Grosz, Beckmann qui paraissent si étranges et lointains à un jeune Français. Sa vocation artistique et son indépendance d’esprit s’affirment très tôt, favorisées par une scolarité à la Libre école Rudolf Steiner de Paris, jusqu’à l’âge de seize ans, dont la pédagogie est axée sur le développement de la sensibilité. Après ses études secondaires, il s’inscrit à l’École des beaux-arts qu’il ne fréquente qu’une seule année. Seuls les cours d’anatomie l’intéressent. Il découvre et se passionne pour les expériences menées au XIXe siècle par Duchenne de Boulogne qui se proposait de décrire et de classer « l’expression des passions » à travers les crispations musculaires du visage. Éric Dubuc poursuivra cette physionomie du psychisme dans ses nombreux et remarquables autoportraits qui sont autant de figures et de stations de la mélancolie dans un rendu sec et précis qui écarte toute compassion.
Alors que la plupart des jeunes artistes, du moins à cette époque, préfèrent la peinture qui autorise l’approximation et permet les effets, Éric Dubuc, épris d’exactitude, choisit le dessin, art de la rigueur, qui restera pour lui primordial. Sa peinture en est dérivée, fruit d’une lente élaboration.
Après les premiers tâtonnements tumultueux du côté de Van Gogh, il opte pour une manière dépouillée, stylisée, où la figure est allongée et la ligne sinueuse dans une veine expressionniste. Il sera un moment tenté, surtout dans ses portraits peints, par un « misérabilisme » à la Gruber (rendu linéaire, anguleux et heurté, palette sobre et éteinte) pour traduire la détresse et la souffrance. Pourtant il ne s’y attarde pas, conscient, sans doute, d’une certaine facilité émotive. Il trouvera véritablement son expression propre à partir de 1983 dans un style réaliste et distancié, à la fois expressif et précis. La période de formation (1981-1983) où il cherche sa voie sera scandée par des voyages lointains, solitaires et parfois périlleux. On retrouve ici la tradition germanique de la « Erziehungsreise » où le jeune artiste se forme et se découvre. Pour lui ce ne sera pas l’Italie classique mais l’Inde, le Népal, le Soudan, le Zaïre. Il n’est pas en quête d’exotisme (il ne rapporte aucun paysage de ses périples) mais d’aventures, d’expériences, poussé par la volonté de fuir le confort du monde occidental. Il sera confronté à la misère, à la violence, en ramènera le paludisme qui nécessitera son hospitalisation. Ce sera l’occasion d’une série d’autoportraits sombres où il se représente allongé sur son lit d’hôpital et où la souffrance sinon la détresse s’exprime avec une muette sobriété. Après quoi son œuvre va s’infléchir et s’intérioriser.
On trouve ici la figure éternelle du jeune homme révolté, mais aussi le désarroi typique d’une génération bercée dans son enfance par les récits utopiques des années 70, qui parvenue à l’âge adulte, est brusquement placée face aux réalités, au pragmatisme, voire au cynisme des années 80. Cette jeunesse qui s’est elle-même qualifiée de « génération perdue » a réagi de manière radicalement opposée. Les uns se sont jetés dans la recherche de l’argent, des honneurs, du pouvoir, les autres, les âmes sensibles, se sont trouvés en porte-à-faux et pour certains ont sombré dans la désespérance. Ce n’est sans doute pas un hasard si le jeune artiste a été influencé, fasciné même par la Nouvelle Objectivité, ce mouvement qui exprime la désillusion par une ironie glacée qui succède au lyrisme utopique de l’expressionnisme d’avant la Première guerre mondiale.
À presque un siècle de distance, Éric Dubuc a suivi le même itinéraire. Il renonce aux effets, domine ses émotions. Son inspiration s’est disciplinée, son regard s’est aiguisé, son trait est devenu rigoureux et précis. Il a lui-même tenté d’expliciter sa démarche dans une lettre : « J’aimerais essayer d’expliquer pourquoi j’en suis venu à un style plus réaliste. Je crois que le côté intimiste, que je veux éviter, est rompu par les angles et les droites. Je voudrais être le plus objectif possible c’est-à-dire montrer de façon claire un certain nombre d’éléments confus et compliqués qui m’entourent ».
Chacune de ses grandes toiles (quatre au total) est précédée de dessins où la composition et les personnages sont mis en place avec une grande précision.
Dans L’Accident (1984) le caractère dramatique de la scène est désamorcé par une manière burlesque qui fait songer à un cartoon : les voitures sont imaginaires, les façades tronquées des maisons ressemblent à un décor de théâtre, tandis que les badauds et les voisins semblent assister à un spectacle. Pas de pathos, pas de victime, pas de sang, même si l’un des conducteurs est montré en train d’être éjecté de son véhicule, sous le choc de la collision. Cette violence détachée se retrouve dans un dessin intitulé La Garde à vue exécuté en 1986, après une brève détention. Les détenus, personnages stylisés tout comme les matons, sont vus en retrait derrière une grille. Vision panoptique de l’incarcération, rendue en perspective centrale, comme sur un plateau de théâtre. Ici le lecteur de La Colonie pénitentiaire de Kafka rejoint le joueur d’échecs dans la restitution distanciée d’une scène réellement vécue. Car Éric Dubuc, cet être entier, révolté, romantique, est aussi un être réservé, secret, d’une extrême pudeur, qui ne confie jamais ses émotions même à ses proches, un être cérébral, grand amateur du jeu d’échecs auquel il consacre des nuits entières et un lecteur assidu. Influencé d’abord par Dostoïevski, il découvre ensuite Kafka et surtout Musil, L’Homme sans qualités devenant son livre de chevet. Rares sont ceux qui ont lu Musil, chez un jeune homme de 25 ans, voilà qui dénote une capacité de réflexion exceptionnelle. On peut s’imaginer sans peine qu’Éric se soit identifié à Ulrich analysant la société qui l’entoure avec une acuité et une ironie impitoyable que l’on retrouve dans ses derniers tableaux.
Dans Le Métro (1985) Éric Dubuc met en scène des êtres qui se côtoient, parfois s’épient, mais qui ne communiquent pas, enfermés en eux-mêmes et dans leur solitude. Des personnes d’âge, d’origine et de condition sociale différents qui forment un microcosme cosmopolite où règnent l’anonymat et l’indifférence. Il s’est lui-même représenté « anonymement » parmi les voyageurs, à peine reconnaissable tant il a banalisé ses propres traits. L’espace confiné du wagon de métro est curieusement élargi, presque dématérialisé, pour prendre l’aspect d’une coupe de vie, de société, à la manière dont pratiquerait un biologiste en plaçant une préparation sous la lentille d’un microscope. Quelques années auparavant, en 1981, le jeune artiste avait déjà réalisé un dessin à l’encre de Chine sur le thème du métro, vision resserrée où les voyageurs compressés arboraient des mines patibulaires. En l’espace de quatre ans, il est passé d’un expressionnisme cinglant à la froide neutralité de la Nouvelle Objectivité.
On retrouve ce même agrégat de solitudes, ce détachement factice dans une toile de très grand format intitulée L’Autoportrait au bar (1985) où l’artiste s’est représenté, mieux vaudrait dire inséré parmi les consommateurs anonymes venus là pour passer le temps ou s’oublier. La scène est vue en surplomb, à distance, comme perçue par un observateur éloigné ou l’œil d’une caméra cachée. Les personnages figés sont disposés dans un espace à la fois ouvert et fermé, rythmé par la verticalité des piliers et l’horizontalité du bar.
Le dernier autoportrait vertical, de grand format (1986) est aussi son chef-d’œuvre. L’artiste s’est représenté de profil, face à sa table de travail dans son studio des Gobelins. Il est assis sur un tabouret devant un bureau rangé mais vide, une main posée à plat, l’autre se tenant la tempe dans la position conventionnelle du mélancolique, le regard perdu fixant le mur invisible qui lui fait face.
Chaque détail est peint avec une méticuleuse, froide et égale précision, de telle sorte qu’aucun ne ressort. À première vue, pas de préférence, pas d’affect, le regard glacé d’un entomologiste, d’où ce climat étrange où le réalisme à force de précision et de neutralité prend une dimension magique.
Pourtant, à regarder le tableau de plus près, on découvre que le réel n’est pas anodin. Le paysage perçu à travers la fenêtre fermée laisse voir un bâtiment de style gothique tardif (le Château de la Reine Blanche) encadré par des immeubles de verre et d’acier des années 70 : raccourci architectural fortuit mais éloquent du monde de Dürer et de celui de la Nouvelle Objectivité.
Dans cette pièce où la fenêtre occupe pratiquement tout l’espace, on découvre à gauche un tableau de jeunesse de l’artiste où apparaît à la dérobée un personnage décharné et effrayant, tandis qu’à droite de la scène l’abat-jour de la lampe est tronqué et le regard du peintre fixe le néant. On le sait, dans chaque œuvre personnelle, authentique, par-delà la volonté de représentation, perce le non-dit, l’inconscient.
De la dernière œuvre qu’Éric Dubuc exécuta juste avant de se donner la mort, peut-être son plus beau dessin, émanent une solitude, une tristesse émouvante et pudique. Un arbre dépouillé, au tronc noueux et aux branches tourmentées, se dresse isolé, rendu avec une précision hallucinante qui rappelle Caspar David Friedrich. Puis le silence.
Une rencontre
Texte de Richard Taillefer
Le regard cherche le regard
mais nul n’écoute le silence des autres.
Dans la plaine, passent des trains
vides de tout voyage.
C’est à Paris, au 1er étage du Grand Palais, un soir de février 1986, à l’occasion du vernissage du 37e salon de la Jeune Peinture, que je fis la rencontre d’Éric Dubuc à travers une seule et grande toile, où dans le cadre solitaire d’un bistrot de quartier, il se représentait, une cigarette à la main, le corps faisant face au comptoir, le regard intérieurement figé sur on ne sait quel lieu provisoire, encore tout absorbé par quelques réflexions d’artiste ou, tout simplement, d’homme parmi les hommes.
Car si Éric Dubuc se peint, se dépeint presqu’à chaque fois comme un être isolé, toujours absent ; toujours ailleurs, anachroniquement, il nous surprend par sa minutie, son réalisme, par ce sens de l’observation avec lequel il nous renvoie nos propres doutes, nos propres interrogations, notre propre peur.
Logique implacable de cet inventaire anonyme de la vie urbaine où le peintre pointe son doigt sur la toile de fond pour nous avertir « de cette sensation, d’une terrible perception d’enfermement »
Pourtant, il demeure, qu’au-delà des apparences, c’est d’un amour désespéré, d’une tendresse généreuse qu’émerge avant tout l’ensemble de son œuvre.
Pour conclure, je ferai mienne cette citation d’Anthony Freestone : « La peinture de Dubuc était, elle est aussi une peinture de fin de siècle au sens où 1939 marque autant le fin d’un âge que 1999, une peinture de crise, d’un pessimisme insoutenable ».
Et je rajouterai d’une cruelle beauté plastique.